
« Tu m’casses les couilles », « nan mais genre, frère », « tu dis quoi, gros ? », « j’m’en bats les couilles ». Les oreilles attirées par une discussion dans le RER, j’ai noté l’autre jour ces expressions que j’entendais derrière moi… d’autant plus amusé que le groupe de jeunes qui les prononçait derrière moi … était exclusivement composé de filles.
Cela m’a conduit à me demander pourquoi des filles utilisaient entre elles des expressions aussi ouvertement masculines que « frère », « gros », « s’en battre les couilles », etc. Ce phénomène, qu’on pourrait appeler énallage de genre, peut paraître d’autant plus curieux qu’il va à l’encontre de l’écriture inclusive, qui consiste à féminiser davantage les accords, les noms de fonctions : à donner de la visibilité au féminin dans la langue.
Après réflexion et discussions, voici quelques explications que j’ai trouvé à ce phénomène :
- Utiliser le masculin dénote une volonté des femmes d’aller sur le terrain des hommes, de revendiquer entre elles une attitude associée aux hommes : une attitude plus badass
[comme le dit ma soeur], moins réservée, plus libérée, effrontée dans le langage - Parler de façon transgressive est caractéristique du langage des jeunes. Ici, les jeunes filles s’approprient de façon transgressive le langage dominant, le langage masculin
- Utiliser le masculin permet au groupe des jeunes filles de se construire sur le modèle du groupe des jeune hommes, des frères : une relation fondée sur une loyauté et une fraternité sans faille
- Notons que la fraternité masculine est plus mise en avant par la culture urbaine que la sororité féminine. Tandis que frère a des connotations très positives, la relation entre soeurs est souvent vue comme plus sournoise et hypocrite.
- Des qualités comme l’audace, le courage sont encore associées aux hommes. On entend plus entre filles « avoir les couilles de faire qqc » que *« avoir les ovaires de faire qqc
- Les mots qui parlent des parties intimes des femmes sont plus tabou et/ou plus immédiatement sexualisé. De même que les hommes parlent plus forts, c’est comme si les femmes n’osaient pas parler aussi fort de leur corps que les hommes.
- le clash homophonique. En effet, accordée au féminin, certaines formules prennent des connotations sexuelles : *« je suis chaude », remplacé par « je suis chaud ». De même, entre filles, « gros » passe mieux que *« grosse », du fait de l’injonction au corps parfait.
- L’influence de l’anglais américain, où les filles se nomment couramment entre elles bro (de brother) ou dude.
Ce phénomène a un double visage. Il témoigne d’un côté d’une appropriation transgressive par les jeunes filles du langage masculin dominant, pour différentes raisons. Cela va du côté de la revendication d’un langage mois genré, d’une libération des femmes. De l’autre côté, ce phénomène continue à témoigner d’une certaine valorisation du masculin : les hommes seraient plus courageux,
leurs parties seraient synonymes de courage et d’audace, etc. Au contraire, les soeurs seraient déloyales et hypocrites.
C’est pourquoi les féministes veulent développer une nouvelle façon de parler, où les ovaires auraient autant de courage que les couilles… Mais en dehors des milieux féministes, la revendication de la sororité reste encore peu répandue.
Histoire de mots #16

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