
« Amandjine mange à la cantchine ». Libération a fait le buzz avec son article sur l’affrication, qu’on a dû m’envoyer 4 ou 5 fois. Même Eric Z s’en est mêlé. Désolé de le décevoir, mais ce qu’on appelle l’affrication n’a rien à voir avec l’Afrique ou le grand remplacement.
L’affrication désigne un mode d’articulation. Une consonne affriquée fait succéder dans une même consonne un son occlusif (k, g, p, b, t, d) et un son fricatif (s, z, f, v, ch, j) : tch, dz, ts, dj, etc. Il existe des dizaines de consonnes affriquées dans les langues du monde, mais elles sont très rares en français standard.
Dans le français des adolescents, la transformation de tu, du, di, ti en tchu, dju, dji, tchi, qui sont des affriquées, est très fréquente. L’affrication des dentales (d et t) suivies de voyelles d’avant (u et i en français) est assez naturelle : elle s’explique par la tendance à palataliser d et t devant i et u. Si vous collez votre langue à votre palais (palatalisation) en disant di, votre prononciation tendra vers dji : di > dyi > dji. On retrouve l’affrication en français québécois : adieu prononcé [adzieu], dire [dzire], etc.
L’affrication a mauvaise presse. Cette prononciation est associée aux jeunes des cités, à l’accent marseillais aussi. Elle s’oppose au parler pointu parisien. Mais, comme l’explique la linguiste Maria Candea, l’affrication est un phénomène de génération qui touche toutes les classes sociales.
L’affrication est une façon pour les adolescents, qui ont une grande inventivité linguistique, de rompre avec la prononciation de leurs parents, de s’affirmer symboliquement comme adultes. Ce trait va-t-il se pérenniser dans les futures générations ou disparaître comme tant d’autres modes langagières des jeunes ?
L’origine de ce phénomène est difficile à déterminer. Comme on l’a dit, l’affrication de t et d devant i est assez naturelle ; elle a beaucoup de parallèles dans les langues du monde (idiot prononcé eejit en anglais).
C’est dans la région marseillaise que le phénomène est le plus caractérisé, en lien avec plusieurs facteurs : l’influence du provençal, où ce phénomène existe, du corse ou de l’italien, la présence de nombreux pieds-noirs (l’affrication est parfois cité comme un trait stéréotypique de leur accent : « comme tchi es belle ma fille ! »).
En outre, l’affrication existe dans beaucoup d’autres langues régionales comme l’occitan (votz « voix », adishatz « bonjour », [d]jorn « jour » etc.) ou le chti (la ville d’Armentières prononcé Armentchières).
Rappelons enfin à ses détracteurs que l’affrication a été un phénomène massif dans l’histoire du français, notamment médiéval. C’est par palatalisation/affrication que [ca] latin est devenu [che], [di] [j], etc. : caballus > tcheval, diurnum > djour, civitatem > tsitét, en ancien français. Mais ces affriquées se sont ensuite réduites en s ou en chuintantes : cheval, jour, cité, etc. L’orthographe française en porte la trace : les -ez de la deuxième personne du pluriel représentait à l’origine le son –éts ; les c (devant i et e) représentaient le son [ts].
Ne devrions-nous pas plutôt parler du retour de l’affrication ?
Histoire de mots #18

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